Où va la machinerie hivernale au Québec?

Jean-Jacques Roussel, Nordaxe Innovations Inc.
Collaboration
spéciale


Mon pays, c’est l’hiver. Et comme c’est aussi l’automobile, l’entretien hivernal des routes (communément appelé déneigement) a une place considérable tant dans les travaux de voirie que dans les discussions de la population. C’est une lourde armée qui s’active, «l’armée des nuits blanches» comme l’avait joliment titré le quotidien Le Soleil il y a quelques années. Les soldats, pour faire la guerre, utilisent du matériel. L’évolution du matériel militaire a été considérable depuis quatre décennies. Qu’en est-il de la machinerie hivernale? Cet article essaie de faire le point, non sous l’angle de la description que d’autres ont déjà fait, mais sous l’angle de l’analyse de la situation du milieu professionnel concerné. Nous allons survoler tour à tour le marché, l’innovation, l’information, la normalisation, l’ergonomie et la polyvalence pour finir par un appel général.

Un marché immense mais très frileux
Au Québec, il se vend beaucoup de camions équipés pour l’hiver chaque année. Sur la base d’une durée de vie de 15 ans en moyenne, on peut tabler sur un minimum de 500 à 600 camions ou autres engins de rue vendus pour cet usage chaque année. Un grand total de 150 à 200 000 $ par machine toute équipée.

On pourrait penser qu’un gros potentiel de ventes spécialisées de la sorte favoriserait la concurrence et l’évolution. Il n’en est rien. La plupart des appels d’offre sont muselés par quelques clauses techniques restrictives quand ce n’est pas une marque désignée sans équivalent. La standardisation ou la versatilité de la machinerie sont généralement évoquées pour spécifier la marque désignée.

Cette machine a fait ses preuves», «les mécanos la connaissent bien», «on a les pièces de rechange», «on a un bon service après-vente» sont les arguments évoqués. Bien que convaincants à première vue ils sont néanmoins sclérosants. Parce que lorsque vous questionnez les cols bleus d’une ville qui ont à opérer cette machinerie, ils posent toujours la même question : «Quand allons-nous enfin avoir de la machinerie qui fait de la bonne job?».

Les constructeurs ont ainsi leur niche, des relations privilégiées avec leurs clients et n’ont pas besoin de faire trop d’efforts pour les conserver. L’illusion de la qualité et de l’expertise est parfaitement entretenue par l’idée qu’au Québec on est les meilleurs puisqu’on a les «plus pires» hivers.

«Les experts de l’hiver» comme s’était proclamé le ministère des Transports du Québec (MTQ) à son stand au congrès international de la Viabilité hivernale de 2002 à Sapporo au Japon. Mais 4 ans plus tard, lorsque le MTQ a exposé au congrès suivant à Turin un camion tout équipé, l’image de son expertise en a pris un gros coup. Ce camion québécois exposé au milieu des machines européennes mettait en évidence le retard technologique considérable pris dans ce domaine.

Quand on analyse les appels d’offre de machinerie hivernale, on comprend mieux pourquoi si peu d’évolutions sont possibles. Leur contenu technique est le plus souvent réduit à leur plus simple expression, l’approche est descriptive au mieux, souvent simplement nominative et bien sûr ce sera le prix qui tranchera.

Ainsi, on tire la qualité vers le bas puisque les exigences de qualité et de performance sont souvent inexistantes. D’une manière générale, les clients sont trop petits, trop livrés à eux-mêmes et manquent d’expertise pour améliorer leur manière d’acheter de la nouvelle machinerie. Et personne ne semble disposé à changer quoi que ce soit dans cette manière de fonctionner. La manière dont le marché fonctionne est aussi un frein majeur à l’innovation.

L’innovation
Le Québec ne manque pas d’idées, ni d’inventeurs. Sicard, Bombardier et d’autres ont parfaitement démontré que l’inventivité est présente sur le territoire. Au Québec, on se débrouille fort bien avec souvent peu de ressources. Alors pourquoi un hiver si imposant ne nous a-t-il pas conduit au sommet de la technologie hivernale?

C’est de l’or blanc à ramasser après tout! La réponse est complexe mais on peut à coup sûr évoquer l’absence de soutien à ces technologies. Aucun centre d’essai attitré, aucun service dédié au développement du matériel au MTQ, aucun processus clair pour susciter, soutenir, évaluer, promouvoir des technologies de base qui pourraient améliorer les activités des déneigeurs. Ils travaillent toujours de la même manière avec les mêmes machines en essayant de se convaincre qu’ils font «une bonne job».

Est-ce un hasard la technologie de nos épandeuses est la plus rustique alors que nous sommes en même temps champion du monde des quantités de sel épandu? Ou que la technologie des grattes est des plus rudimentaires alors que nos chaussées sont parmi les plus déformées au monde?

Les petits industriels qui essayent d’innover ont bien du mal à se faire une place. Pas forcément plus chers mais souvent difficilement placés, dérangeant les habitudes acquises, pouvant difficilement faire la preuve de leur innovation par manque de support à l’innovation et à l’expérimentation, ils sont confinés à galérer de nombreuses années!

L’information
La structure de diffusion de l’information sur la machinerie hivernale est totalement vouée au commercial. À fréquenter tous les congrès d’hiver depuis dix ans, j’en ai compris les clés. Des stands pour les fournisseurs qui vantent leurs produits aux visiteurs. Des sujets de conférence généraux avec des contenus aseptisés pour ne pas risquer de mettre en porte-à-faux l’un ou l’autre fournisseur à l’arrière! Des participants heureux de discuter ensemble, de se revoir, mais pas vraiment renseignés sur les limites, les faiblesses de telle ou telle proposition commerciale. Bref, un système d’informations peu indépendant des fournisseurs. Les revues ne font pas exception puisqu’elles sont entièrement financées par la publicité des mêmes fournisseurs. Nous pouvons toujours rêver d’une source indépendante d’informations techniques dans le domaine!

La normalisation
En Europe, vous pouvez magasiner une gratte sur Internet dans n’importe quel pays de la communauté, la recevoir dans la cour et la monter sur votre camion en 5 minutes. Les plaques d’attache des porteurs et les contre-plaque des outils de raclage (comme ils appellent les grattes en France) sont normalisées dans toute l’Europe. Au Québec, nous ne pouvons même pas, dans la plupart des cas, interchanger une gratte du fournisseur X avec une autre du fournisseur Y! C’est une belle illustration du marché ficelé dont on parlait plus haut. C’est aussi le signe d’une faiblesse incroyable de normalisation dans ce domaine.

On trouve des standards (spécifications particulières d’un acheteur en général suffisamment gros) mais pas de véritables normes qui s’appliquent à tous sans exception. Une norme présuppose une volonté soit des fournisseurs, soit des acheteurs et surtout un troisième acteur, pour trancher entre les désirs des clients et ce qui est raisonnable pour les fabricants. Les réceptacles existent (l’Office des normes générales du Canada (ONGC) existe depuis 75 ans, le Bureau de normalisation du Québec (BNQ) depuis 48 ans) mais pas cette volonté et surtout pas de troisième force neutre clairement positionnée dans ce milieu.

C’est un immense chantier à lancer! Mais le MTQ est trop petit, pas assez technique et trop focalisé sur ses propres problèmes. Les grosses villes sont à l’aise dans leurs traditions et les petites n’ont aucun moyen de revendiquer un tel soutien. Un immense chantier qui va rester en attente pendant encore de longues années. Et pourtant, la normalisation est contagieuse et souvent les premiers à avoir normalisé ont un avantage technique et commercial évident lorsque la contagion s’étend!

L’ergonomie
Une chose qui frappe lorsqu’on monte dans un camion de déneigement québécois est le peu de considération pour l’opérateur. Et pourtant des ergonomes sérieux ont montré que la conduite d’un chasse-neige dans une tempête en ville requiert plus d’attention que celle d’un Airbus!

Pourquoi la question de la visibilité avant et latérale des chasse-neige n’a jamais été résolue? Sans doute parce que les camions sont faits d’une certaine façon en Amérique du Nord et qu’on ne voit pas l’intérêt de les faire évoluer. Il existe des normes ergonomiques précises sur l’implantation des commandes en fonction de leur usage. Sur nos camions, la position des commandes est plutôt le résultat de la règle : là où il y a de la place!

On pourrait sans doute espérer un plus grand intérêt des jeunes à un tel métier si les conditions favorables à un travail de qualité étaient réunies!

La polyvalence
Il reste un obstacle majeur au progrès de cette machinerie : l’hiver ne dure que 6 mois...! Le reste de l’année, le camion doit travailler et en général il transporter des matériaux. D’où le succès de la benne 4 saisons, équipement à tout faire mais qui ne permet pas d’assurer un épandage de qualité.

Or l’évolution des consciences techniques et la toxicité reconnue du sel de voirie militent en faveur d’un épandage beaucoup plus précis et faiblement dosé. Encore une contradiction. C’est le matériau de loin le plus cher qui est le moins bien traité. Les raisonnements par coût d’usage sont à instaurer afin de comprendre ce que les Européens ont compris depuis longtemps : le sel coûte bien trop cher pour être épandu par des machines bas de gamme! Et pourtant une épandeuse passe 30 ou 40 fois son prix en sel sur sa durée de vie!

Les camions tout usage ne sont pas non plus optimisés pour leur motricité sur sol glissant. Le réflexe des opérateurs est compréhensible : épandre un maximum de matériaux sous les roues est la seule solution à leur problème! On entretient ainsi une «culture du blast» et du sablage entre les roues dont la justification n’a rien de technique.

Conclusion
J’ai longtemps hésité avant d’écrire cet article. Je sais que certains trouveront que j’exagère, que d’autres seront froissés. Mais voilà 10 ans que je suis arrivé au Québec et je voudrais fêter ses dix années par un appel général : existe-t-il des forces dans notre Belle Province prêtes à faire de l’entretien hivernal une technique à part entière? Existe-t-il des associations, des groupements qui soient «tannés» de la manière dont fonctionnent l’offre et l’achat des matériels, qui voudraient que ça change? Qui voudraient que les utilisateurs définissent vraiment la machinerie dont ils ont besoin. Que des experts décrivent les fonctionnalités de cette machinerie. Que les constructeurs retournent à leurs planches à dessin et innovent pour répondre à ces besoins. Qu’un organisme véritablement indépendant teste ces machines et ces accessoires et en diffuse leurs avantages et leurs inconvénients. Qu’un ensemble de normes vienne simplifier la vie des acheteurs mais aussi celle des fournisseurs, et tire la qualité vers le haut au grand bien des deniers publics, au grand bien aussi de la qualité du service!

Je sais que ces attentes touchent des questions structurelles profondes! Que le temps manque! Que tout le monde va attendre qu’un autre fasse le premier pas! Je sais tout cela. Alors, allez-vous dire, en finissant cette lecture, pourquoi s’est-il fatigué à écrire cela?

Le congrès international de la Viabilité hivernale se tiendra à Québec en février 2010. Je ne sais ce que nous aurons à montrer au reste du monde, mais je sais ce qu’on pourra y constater. Un bel écart entre l’importance de notre hiver qu’on ne vantera que trop et la faiblesse de notre innovation technologique.

Où va la machinerie hivernale au Québec? Sans doute nulle part, à moins que quelques vrais patrons ne se lèvent!


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