La liberté de travail vs. la protection de l'entreprise

 


 

par Sylvie Lequin, avocate

 

Hormis le produit manufacturé ou le service rendu, hormis une meilleure qualité et un plus bas prix, certaines composantes importantes de plusieurs entreprises se retrouvent dans leur expertise, leurs secrets de commerce ou tout simplement, dans la relation personnelle qu'elles entretiennent avec leur clientèle. Ces entreprises chercheront plus particulièrement à se mettre à l'abri contre toute concurrence abusive de la part de leurs ex-employés.

Les obligations de l'ex-employé sont sans équivoque. L'ex-employé est soumis aux obligations légales contenues au Code civil du Québec, ainsi qu'aux clauses de non-concurrence, de non-sollicitation et de confidentialité incluses, le cas échéant, dans son contrat de travail. Cependant, l'intensité ou le degré des obligations de l'employé à la cessation de son emploi dépendra surtout de la nature de son emploi et de la nature même de l'entreprise.

De façon générale, lors de son départ, tout employé doit être loyal, discret, honnête et de bonne foi envers son ancien employeur. Le Code civil du Québec vient préciser certaines de ses obligations:

Art. 1047
"Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel."

Art. 2088
"Le salarié, outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail. Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l'information réfère à la réputation et à la vie privée d'autrui."

Ces articles imposent à l'employé, pendant et après son emploi, une double obligation de loyauté et de discrétion. L'analyse de la jurisprudence révèle que les tribunaux évaluent différemment le niveau des obligations des ex-employés dépendamment de la place qu'ils occupaient dans la hiérarchie de l'entreprise. Pour l'employé cadre, les obligations de loyauté et de discrétion seront plus élevées que pour les autres employés.

Parmi les critères servant à déterminer si un employé est cadre, nous notons les suivants : les fonctions occupées par cet employé, le rôle de l'employé, l'obligation de rendre compte (la subordination) à des supérieurs, la surveillance du personnel, la rémunération, l'accès aux informations confidentielles et privilégiées, la participation au capital de l'entreprise et le nombre d'années de service.

Il faut préciser que les obligations de loyauté et de discrétion de l'ancien employé sont des obligations qui survivent pendant un délai raisonnable après la terminaison du contrat de travail. Ce sont donc des obligations qui sont limitées dans le temps. On parle d'un "délai raisonnable" qui varie selon les circonstances.

En quoi consiste cette obligation de loyauté et ce devoir de discrétion? Il est certes plus facile de préciser ce qui est généralement interdit.

Dans ce domaine, la jurisprudence est abondante. Un manquement à l'obligation de loyauté sera examiné sous l'angle de la mauvaise foi, des tactiques déloyales, de la malhonnêteté et de la concurrence déloyale. Quant au manquement à l'obligation de discrétion, il s'évalue en fonction de savoir si l'ex-employé a fait usage, pour son bénéfice ou pour le bénéfice de tiers, de renseignements à caractère confidentiel ou privilégié qu'il a obtenu dans l'exécution ou à l'occasion de son travail.

Les tribunaux ont maintes fois réitéré qu'il n'était pas loyal de s'approprier et d'utiliser des informations confidentielles et privilégiées dont l'ex-employé a eu connaissance dans son emploi, pour détourner la clientèle et les contrats de l'ancien employeur. Par exemple, un ex-employé n'a pas le droit de tenter de s'emparer des contrats qui pourraient résulter de soumissions déposées par son ancien employeur, ni d'utiliser les renseignements divulgués lors de la préparation de ces soumissions dans le but d'en préparer des plus intéressantes, à prix inférieurs, pour son bénéfice ou celui de son nouvel employeur.

De plus, les ex-employés ne peuvent pas procéder au recrutement des employés de l'ancien employeur. Ils ne peuvent non plus inciter la clientèle ou les fournisseurs à rompre leurs contrats avec l'ancien employeur pour en accepter de nouveaux avec eux. Aussi, les tribunaux sont clairs à l'effet qu'un ex-employé ne peut quitter l'entreprise en ayant en sa possession les biens matériels ou la propriété intellectuelle de celle-ci (documents, schémas, dessins, graphiques, cartes, programmes, logiciels, etc).

Il va de soi que la connivence, la collusion et les complots entre employés ne sont pas permis, ni la préparation du départ de l'employé (cueillette d'informations dans les dossiers de l'entreprise, consultation des fichiers internes et reproduction des informations confidentielles). L'ancien employé ne peut surtout pas se permettre de porter atteinte à la réputation de son ex-employeur ou de propager des propos diffamatoires à son égard.

La Cour a également statué qu'un ex-employé ne pouvait pas, pendant un temps raisonnable, solliciter directement les clients de l'ex-employeur.

L'employé qui agirait ainsi serait responsable des dommages causés à l'ancien employeur. De plus, dans certains cas, le nouvel employeur pourrait être trouvé coupable de concurrence déloyale s'il participe avec l'ex-employé à la commission d'une faute envers l'ancien employeur.

Sous réserve de ce qui est prévu dans le contrat d'emploi, et sous réserve des obligations légales de bonne foi, loyauté et discrétion, contenues au Code civil du Québec, rien n'empêche un employé de fonder sa propre entreprise, de devenir un compétiteur ou d'aller travailler pour la concurrence.

Il faut en effet qu'il existe un équilibre entre le droit du salarié de gagner sa vie, de se servir de ses propres connaissances et des expériences acquises dans ses anciens emplois et le droit à son ancien employeur de protéger l'achalandage de son entreprise. Par exemple, quand certains clients ou fournisseurs suivent, de bonne foi un ancien employé car celui-ci entretenait une relation de confiance privilégiée avec ceux-ci ­ il est peu probable que cette situation résulte d'une atteinte aux droits de l'ancien employeur. Aussi, l'ancien employeur n'a pas de monopole sur toutes les informations connues de son ex-employé. Le simple fait qu'un employeur définisse une information comme étant confidentielle ne suffit pas à la rendre confidentielle. De plus, la restriction temporaire au droit de solliciter la clientèle de l'ancien employeur n'interdit pas toute forme de concurrence telle la publicité générale diffusé dans les médias.

En fait, l'obligation de loyauté n'est pas un abri à l'encontre de toute concurrence. Le facteur clé, c'est le temps. La durée pendant laquelle l'ex-employé ne peut concurrencer son ancien employeur est, somme toute, relativement brève.

D'ailleurs, l'employeur qui veut se prémunir temporairement contre la concurrence de ses ex-employés, doit s'assurer que ses employés signent des contrats de travail comprenant des clauses de non-concurrence, des clauses de non-sollicitation et des clauses de confidentialité. Chacune de ces clauses devrait être assujettie à une clause pénale prévoyant les dommages pouvant être réclamés et le recours à l'injonction en cas de non-respect du contrat par l'ex-employé. Les tribunaux exigent que ces clauses soient raisonnables et donc limitées dans le temps, dans l'espace (ou par territoire) et par la nature des activités visées.

En résumé, en l'absence de clauses limitatives dans un contrat de travail, la liberté de commerce et la libre concurrence prévalent généralement, sous réserve des limites résultant de la bonne foi, de la loyauté et de la discrétion imposées par le Code civil du Québec. En présence de clauses limitatives dans un contrat de travail, sous réserve de la validité de telles clauses et de l'interprétation que la Cour leurs prêtera, la liberté de travail de l'ex-employé peut être temporairement limitée. Nous analyserons dans les prochaines chroniques, en quoi consiste, selon les tribunaux, les informations confidentielles.


 

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